La variance n'est pas une excuse ( 1 )
Le poker est un jeu d’investissement.
Entre autres. La variance ?
Un indicateur, potentiellement chiffré ou graphiquement représentable, de l’aléatoire influençant les résultats de nos investissements.
La variance est l’éventail de fluctuations possibles autour de notre espérance de gain (avec plus ou moins de probabilité).
Au poker la variance est relativement énorme. Imaginons qu’on gagne 5 pommes en moyenne par heure à ce jeu. Notre résultat peut très facilement tourner entre perdre 45 pommes ou en gagner 55. Et évidemment, n’importe quel chiffre au milieu. Et parfois, rarement, cela peut swinguer encore plus.
Vous saisissez l’idée.
Si on parle de tournoi, je n’imagine pas le nombre de compotes que vous pouvez faire. Pourquoi ? Parce qu’en tournoi, les coups décisifs sont plus importants qu’en cash game : il est plus important d’avoir de la variance positive en late game, quand engranger des jetons est vital, et que l’ICM devient massif. Aussi gagner les coups où notre tapis est couvert est évidemment plus important.
Cela est dû au fait que les jetons ne correspondent pas de manière linéaire à de l’argent. Notez que la variance, en tant que concept statistique, ne mesure qu’une amplitude de fluctuation. Elle est au delà du gain et des pertes. Les humains, ceci dit, ne sont clairement pas au-delà du gain et de la perte. Ils n’y sont pas indifférents.
NOS RÉSULTATS NE DÉPENDENT PAS QUE DE NOUS
La réalité est que chaque humain, qu’il le réalise ou pas, est traversé d’émotions : il s’attache et il rejette. C’est là sa matrice de rapport au monde, c’est comme cela qu’il sent, c’est comme cela qu’il vit. Je n’ai par exemple jamais rencontré un joueur de poker parfaitement rationnel, détaché de ses émotions à la fois dans ses prises de décisions et dans la gestion de ses résultats. Certains, après des années d’expérience, sont plus affutés, plus intelligents dans leurs réactions à ce qu’ils ne peuvent contrôler. Mais tous sont affectés par les vagues de la variance.
Comment cela se manifeste t’il en pratique ? il vous suffit d’écouter un joueur de poker parler. Suivant une loi simple de la nature humaine (nous sommes tous des créatures illusionnables), 80% des joueurs pensent faire partie des 20% les plus malchanceux. Pour faire simple : quand on gagne, cela semble normal. Quand on perd, c’est bien du fait d’un facteur extérieur. C’est un biais cognitif bien connu en psychologie : l’auto-complaisance. Très facilement, nous surévaluons notre responsabilité en cas de succès et la sous-évaluons en cas d’échec. Et ceci pour préserver l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Un manque de confiance peut ainsi susciter ce biais.
« qui sait combien de tournoi j’aurais gagné sans la variance ! »
en réalité : tous les tournois que tu gagnes, tu les dois principalement à la variance. Tout ton skill vient, à la limite, de ta capacité à surfer sans chuter sur une vague de chance. On est éliminé d’un tournoi ? La variance. On ne gagne plus d’argent en cash game ? La variance. Si par contre on gagne, c’est le talent. Talent, travail, maitrise, gros phallus…
VARIANCE MON AMIE
Renversons maintenant cette perspective : plutôt qu’ennemie, la variance est de fait notre alliée, ou plutôt notre alibi : si nous perdons, c’est bien à cause d’elle. Ainsi la variance a bon dos : on peut la blâmer jusqu’à en perdre salive, et au passage se déresponsabiliser de notre manque de maitrise. En plus de penser qu’ils sont plus malchanceux que la moyenne, les humains pensent facilement qu’ils sont meilleurs que la moyenne dans toute activité qui les intéresse. Le poker ne fait pas exception, et ainsi gagner est dans l’ordre des choses ; perdre, un accident. La variance devient ce mystérieux incident perturbateur, qui peut surgir dans chaque battage de cartes. Cet incident qui nous limite donc, limite notre succès ou notre puissance.
Le jeu de poker est un mélange de maitrise et de chance : on exerce notre maitrise dans un environnement fluctuant, qui quelque part récompense aléatoirement nos décisions sur le court terme. Prenons la perspective du joueur gagnant ou aspirant à être gagnant : la variance semble un obstacle, un petit démon qui s’oppose à son skill. Cependant, ce sont là des foutaises. La variance n’est en aucun cas opposée au skill. Elle est plutôt, comme suggérée au dessus un paramètre de l’environnement. Une structure, une forme, un peu comme le serait un plateau d’échec. Le poker c’est un peu comme un jeu d’échecs où les cases bougeraient aléatoirement.
La variance, c’est juste une tempête. Mais elle est là pour tout le monde, elle ne s’oppose certainement pas à quiconque, en particulier. La difficulté intrinsèque du jeu de poker est qu’il s’agit de prendre des bonnes décisions au milieu de la tempête.
Ne nous trompons pas : l’argent circule dans ce jeu parce que des joueurs, potentiellement l’extrême majorité, s’illusionnent sur leur niveau de jeu réel : ils pensent être meilleurs qu’ils ne le sont. Cas typique : un joueur de tournoi, pas mauvais, qui a bossé son poker et qui gagne un gros tournoi. Il est probable qu’il se mette ensuite à jouer des tournois où son edge est drastiquement réduit, ou des tournois trop chers pour sa bankroll, ou il est possible qu’il se sente soudainement bon dans toutes les variantes, en cash-game. Où comme une bonne fortune crée des illusions conduisant à notre infortune!
LA VARIANCE, MÈRE NOURRICIÈRE DES JOUEURS GAGNANTS
Ajoutons aussi que quantité de joueurs visualisent la variance encore une fois de manière biaisée, unidimensionnelle. Cas typique : j’ai perdu AA contre KK. Le poker est un jeu d’équité ; mais une fois la main terminée, sauf split pot, un des joueurs empoche la totalité du pot (soit 100% d’équité). Quand on part à tapis avec les as contre les rois, on gagne sur le long terme 80% du temps. Ainsi notre espérance de gain est de prendre 80% du pot. Lorsqu' on gagne, on empoche la totalité du pot, et ainsi on chatte. Mais non, cela nous parait normal de gagner 100% du pot au lieu de 80. Ça ne l’est pas !!! quand on comprend cela, évidemment il n’y a rien d’anormal ou d’injuste, à perdre une situation où nous sommes favoris à 80%, puisque nous avons déjà gagné plus dans cette situation que notre « part équitable » il suffit de laisser passer.
Se retrouver à tapis avec les as contre les rois est déjà extrêmement chanceux, en termes de bonnes situations qui peuvent nous arriver à la table. On ne peut pas voir que le résultat de la main. Il y a de la chance à flopper un brelan et avoir en face une main moins bonne qui nous donne de l’action. Il y a de la chance (donc de la variance) dans notre position à la table par rapport aux autres joueurs. Il y a de la chance à avoir une bonne situation à un moment particulier (ce peut être contre un joueur en tilt s’apprêtant à faire une livraison). Il y a de la chance à avoir une main à ce moment plutôt qu’un autre. Il y a de la chance à passer un coin flip en demi-finale d’un tournoi plutôt qu’à 300 joueurs restants… c’est illimité.
Ainsi, dès qu’un joueur blâme la variance, il montre qu’il ne la comprend pas. Premièrement parce qu’il n’en voit surement pas tous les aspects, il ne voit surement pas là où il chatte. Ensuite il fait aveu de faiblesse dans sa maitrise technique, mentale ou stratégique, car il en arrive à souhaiter que la variance, l’élément créateur de profitabilité dan le jeu, disparaisse.